lundi 25 septembre 2017

Il avait des lunettes, et une tête ronde


Le fil de la mémoire est l'air confiné par où la fenêtre de l'âme écarte les battants, un pied dans le présent, l'avenir en ligne de mire pour respirer des sentiments ancrés aux quais des temps anciens.
Quand je reçois le livre d'un ami, je flippe autant que je suis heureux. Le lire ? Oui, bien sûr. Le commenter ? De vive voix ? Pas de problème, je m'en débrouille fort bien. Écrire sur le sujet ? Une autre paire de manches ! Car, là, je suis face à la vérité. Et la vérité, en ce qui me concerne, n'est pas la chose que je gère pour faire plaisir quand je suis devant l'écran blanc de mes pensées. Soit je l'exprime ex abrupto, et elle peut se révéler désagréable ; soit je me tais, et cela peut l'être tout autant, bien que la vérité demeure toujours affaire subjective.
Jean-Claude Cousin, alias Babel, m'offre le cadeau de son livre, Il avait des lunettes, et une tête ronde. J'aime ce livre. Sa lecture m'a procuré beaucoup d'émotion. Je l'aime parce qu'il n'a aucune prétention. C'est un livre droit, à l'image du bonhomme qui l'a écrit. Il n'a pas fait cela pour se lustrer l'ego, pas plus que pour prétendre à des prix littéraires et autres fantasmes de la même eau. Il l'a écrit parce qu'il en était temps, pour sa famille, pour ses proches, pour les amis, pour lui-même, pour que l'on sache enfin d'où il vient, qui il est. De quel aliment se nourrit la joie, à quelle source s'abreuve le désespoir. A quelle onde suprême appartient l'espoir.
Aucune flamboyance littéraire dans ce livre, comme on en accuse réception si souvent avec des trémolos dans les pixels. Un homme droit n'a pas besoin d'artifice, il s'en passe très bien, il lui suffit d'être ce qu'il est, humble. Ce que la vie finit par nous apprendre tôt ou tard. Ce livre est cette lumière qui s'éteint et qui s'allume comme un phare au gré de la vie, de sa perpétuelle évolution. Une trace que le sable émouvant du souvenir fixe pour toujours dans les esprits.
Si vous cherchez dans ce bouquin des effets de manche, vous n'y êtes pas. Si en revanche vous cherchez à vous enrichir avec des choses simples, nobles et humaines, vous venez de frapper à la bonne porte.  


Sous l'Casque d'Erby


dimanche 10 septembre 2017

La Scène capitale – Pierre Jean Jouve

Les livres sont comme les nuages : on les croise, on regarde, ou pas, la course folle ou indolente et on poursuit son chemin. La tête dans le guidon, on ne fait pas attention à eux. Ce n'est pas le moment de s'intéresser aux secrets qu'ils recèlent, aux misères qu'ils cachent dans le coton, à l'espoir ou au bonheur qu'ils procurent. A la poésie qu’ils inspirent.
Le ciel propose toujours une danse, qu'on accepte ou qu'on refuse, sans que nous sachions la raison profonde.
Ces temps, j'ai négligé le blog, comme on oublie de se raser. Pourquoi ? La réponse n'est pas mienne. Un sentiment de désordre s'est installé dans mon esprit comme un sortilège dont je peine à me délivrer.
Puis il y a eu Pierre Jean Jouve et La Scène capitale, un livre silencieux, fait de murmures récurrents. Il est venu à moi comme on demande l'heure à quelqu'un, parce que l'on sent qu'il est temps. C'est son jour. Celui où l'on attend quelqu'un ou quelque chose. Il s'est présenté comme une personne qu'on retrouve longtemps après avoir rêvé d’elle, sans savoir, au moment des retrouvailles, quel plaisir ou quelle mauvaise surprise tout cela réserve. J'avais perdu souvenir de ma première lecture. Rien de rien. Pas une image. Pas un son. A peine une mélodie. Quelques sensations, mais sans plus. Chose curieuse, je me souviens avoir pensé en le retrouvant : "ça y est, j'ai trouvé de quoi reconstruire un brin de pensée" !
L'architecture mentale conduit souvent sur des sentiers sinueux. Là où le lecteur de La Scène capitale cherche lignes droites et constructions rassurantes, conformes en tous points avec l'éducation reçue, Pierre Jean Jouve propose un ensemble de courbes qui, en évoluant, tissent une toile autour et à l'intérieur des fantasmes, ayant pour point de conjonction nos propres hallucinations.
Pierre Jean Jouve est né à Arras en 1887 et s'est éteint à Paris en 1976. Une belle vie de poète, de romancier et de critique. Je n'ai lu de lui que ce seul livre, le dernier de son œuvre. Il fut l'ami de Romain Rolland et militant pacifiste contre la première boucherie mondiale de 14/18. Il le fut aussi de Stefan Zweig, de Paulhan et bien d'autres…
C'est à partir de 1925 qu'il rompt avec lui-même – autrement dit avec son œuvre antérieure qu'il renie, orientant sa réflexion vers la psychanalyse, grâce à l'influence de sa seconde femme, Blanche Reverchon, s'y consacrant totalement jusqu'à la fin de sa vie. On le considère comme le premier écrivain français dont le travail romanesque aborde la psychanalyse en tant que sujet à part entière.
Malgré une réputation de « marginal hautain », l'homme sera de tous les combats contre le nazisme, prenant soin de refuser tout embrigadement. Pensée libertaire à laquelle il restera fidèle jusqu'au bout.
Trois textes forment la trame de La scène capitale : Histoires sanglantes, La Victime, Dans les années profondes.
Dans cet ensemble, le soleil n'est plus cet astre vivant faisant frétiller les êtres comme un banc de sardines et les choses selon l'ordre qu'on connaît, mais selon le coloriage sous lequel vivent et s'agitent des ombres agissantes. Une mosaïque polychrome dont les facettes brillent pour attirer le lecteur vers son ultime refuge : l'univers microscopique et grouillant des démons intérieurs. L'en-dedans et l'en-dehors tricotant des  pensées pour débrouiller une histoire au destin incertain.
Livre magnifique qui n'est pas de ceux qu'on lit à la plage en attendant le passage du marchand de glaces. Un livre de virtuose où le mot est à l'économie et aussi à la clarté. Complexe et lumineux. Un livre dans lequel il est question des affres de la relation homme/femme. Mais pas seulement. Oh, que non ! Il serait dommage - et ô combien hâtif ! - de ne dégager de sa lecture qu'une part de misogynie dont les détracteurs ont vite fait le compte. L'œuvre de Jouve la récuserait pour ne conserver que ce qui lui importe le plus : l'étude du comportement. A commencer par le sien propre.

La Scène capitale (1935-1961) de Pierre Jean Jouve, éd. Gallimard, coll. L'Imaginaire 104, 1982


Sous l'Casque d'Erby